Exposition « LA VISIÈRE » Espace Croix-Baragnon, Toulouse, 2015

LA SUBVERSION DU REGARD 

Ils le chassèrent avec des dés à coudre
ils le chassèrent avec passion
Ils le poursuivirent avec des fourchettes et de l’espoir
Ils menacèrent sa vie
avec une action de chemin de fer
Ils le charmèrent avec des sourires et du savon.

Lewis Carroll, La chasse au snark

A l’instar d’écrans transparents, dans les dessins de Marianne Plo les images prennent forme fluidement, sans aucun effort, dans un flux continu. Fragments de rochers écaillés, volcans en éruption, chevaliers armés, animaux hybrides et visages métamorphosés s’enchaînent, avec un naturel étonnant, baignant dans un univers personnel débordant de formes en technicolor. Ces rencontres, dont Marianne ne s’attache pas à dissimuler l’incongruité, procurent une inquiétude subtile et sont, par-dessus tout, ponctuées de fragments anatomiques : des yeux par dizaines, des mains et des têtes isolées, des formes effilées qui évoquent le réseau sanguin tel qu’il est représenté dans les livres pour enfants. A partir de cette imagerie, typiquement surréaliste, se développe une iconographie mixte, constituée de références à la mythologie, à l’histoire de l’art, à l’imagerie scientifique, mais également à la publicité, au cinéma populaire, à la bande-dessinée. Les images, que Marianne manie avec habileté par le biais du photomontage, de l’appropriation, du dessin, sont glanées sur internet, dans des magazines, revues, publications ou photographies personnelles, et constituent un répertoire personnel foisonnant. Toutefois, la sensibilité de Marianne Plo diverge de la préciosité détachée propre à l’esthétique du surréalisme classique. Son approche au dessin s’apparente davantage à la profusion visuelle malaisée de Carol Rama : avec l’artiste italienne, elle partage des éléments de vocabulaire (les yeux ou les dents), ainsi que l’apparente spontanéité créatrice et la force immédiate des images. Le rôle du regard est central pour cette artiste, qui a pourtant un penchant naturel pour le volume. Le regard – et donc, métonymiquement, les yeux – part à la quête de détails, en déconstruisant l’image, en sabotant les règles de la lecture et de la logique. La gamme luxuriante des couleurs, qui jaillit de la surface des dessins pour contaminer l’espace d’exposition et investir les socles des sculptures, ainsi que les murs dans les installations in situ, ne dissimule pas cette inquiétude surréaliste, mais au contraire l’accentue. Les glissements subtils entre les dessins s’opèrent également entre différents médiums : la désinvolture de Marianne Plo de passer d’un médium à l’autre contient tout son amour pour les matériaux et en même temps pour l’immédiateté du geste. La synesthésie entre sculpture et dessin souligne encore une fois les glissements formels entre différentes formes d’expression : les saillies de la pierre, les veines du marbre et de l’albâtre se retrouvent dans les macro-paysages minéraux des dessins, dans lesquels on plonge vertigineusement, comme en proie à une fièvre hallucinatoire, ou dans les citations à la peinture médiévale italienne. La pierre, à la fois matière et texture visuelle, devient génératrice d’imaginaire. En même temps, elle est convoquée en tant que matériau du travail du sculpteur, dans sa forme plus pure (le marbre) et sa version factice (le polystyrène coloré). Dans l’enchevêtrement de cet univers protéiforme, qui regorge de similitudes et de correspondances, Marianne flâne avec une apparente insouciance. Elle écoute le silence jusqu’à l’entendre, déjoue les ombres de la forêt, à l’affût, et finalement se lance à l’attaque de sa proie.

Stefania Meazza