La Permanence du livre ouvert

Ā« […] je consideĢrais le dessin libre comme un travail de pure invention, sorti tout droit de mon imagination. Or cā€™est au cours de ce voyage eĢducatif [en Italie] que jā€™ai compris combien il est difficile de reproduire la nature dans toute sa reĢaliteĢ substantielle Ā». Saul Steinberg

Comme Saul Steinberg, Marianne Plo sā€™eĢpanouit dans le dessin dā€™imagination. Si ses œuvres trouvent leurs bases dans la nature, elles sā€™en eĢmancipent treĢ€s vite pour chercher la rupture dā€™avec le reĢel, ce moment ouĢ€ lā€™on est encore dans une certaine familiariteĢ de la repreĢsentation tout en se situant deĢjaĢ€ dans un ailleurs. Elle sā€™appuie sur les contes, les leĢgendes, la mythologie, la culture populaire, lā€™histoire de lā€™art, pour creĢer un univers fictif qui traverse les eĢpoques et les cultures. Les personnages de Marianne Plo sont transgeĢneĢrationnels et ses sceĢ€nes transculturelles. Elle aime remonter aux vikings, aĢ€ lā€™AntiquiteĢ, tout comme imaginer des personnages bioniques et se situer ainsi dans un va et vient permanent entre passeĢ et futur. Son style peut eĢ‚tre malhabile, ses personnages sont statiques et raides, ses sceĢ€nes un peu naiĢˆves, ses perspectives bancales. Tout pousse aĢ€ croire quā€™on est dans lā€™univers de lā€™enfance, dā€™autant quā€™elle dessine principalement aux crayons de couleur et aux feutres. Mais lā€™innocence est absente de ses dessins, la cruauteĢ et lā€™humour macabre apparaissent treĢ€s vite. Les foreĢ‚ts inquieĢ€tent et les animaux menacent. Les sceĢ€nes sont peupleĢes de monstres, de femmes sans teĢ‚tes, de pieds coupeĢs, de personnages aux dents trop grandes, comme autant dā€™eĢleĢments perturbateurs. Elle assume son coĢ‚teĢ naiĢˆf, elle cultive la diversiteĢ et la maladresse. Cela manifeste la reĢflexion dā€™une artiste en prise avec les eĢleĢments et lā€™histoire, que celle-ci soit fantasmeĢe, de lā€™art ou des civilisations. Marianne Plo a elle aussi seĢjourneĢ en Italie alors quā€™elle eĢtait encore eĢtudiante, en particulier aĢ€ Carrare.

La reĢsidence quā€™elle y a faite lui a permis dā€™apprendre la technique de la taille sur marbre, alimentant ainsi une passion familiale pour la pierre. Quā€™elle la dessine ou la sculpte, elle est pour lā€™artiste une manieĢ€re de se confronter au temps, aĢ€ la meĢmoire, mais avec une matieĢ€re mysteĢrieuse et mutique. Cette roche, elle la repreĢsente toujours et sans relaĢ‚che, dans ses dessins de marbres aĢ€ livre ouvert reĢaliseĢs sur papier et sur mur. Les veines formeĢes sur le marbre y sont repreĢsenteĢes en miroir, de part et dā€™autre dā€™un axe central. Abstraites et treĢ€s coloreĢes, ces images reĢveĢ€lent, aĢ€ la manieĢ€re des dessins projectifs des tests de Rorschach, des monstres et autres teĢ‚tes de mort. Chaque regard permet de deĢcouvrir un nouveau motif.

On peut lire dans ces compositions des cartes, ou plutoĢ‚t des paysages mentaux. Lā€™abstraction chez Marianne Plo nā€™est jamais treĢ€s loin du reĢel. Elle lā€™inteĢ€gre, le travaille et le transforme pour reĢveĢler le monde et ses eĢleĢments. On peut dā€™ailleurs reconnaiĢ‚tre ses dessins de marbres aĢ€ livre ouvert dans les motifs naturels des œuvres guratives. Ils repreĢsentent ainsi un reĢpertoire qui oscille entre abstraction et guration, ces deux formes sā€™associant pour devenir un vocabulaire commun. Ce corpus dā€™Å“uvres reĢpond au besoin quā€™eĢprouve Marianne Plo de reĢaliser des Ā« choses plus abstraites, justes coloreĢes Ā». ApreĢ€s sā€™eĢ‚tre consacreĢe aĢ€ des sceĢ€nes guratives, les marbres aĢ€ livre ouvert arrivent comme des respirations dans son processus de travail, ils sont lā€™occasion de plonger dans la fonction ornementale de la couleur.

Car Marianne Plo est une coloriste. Elle choisit ses outils (feutres, crayons de couleur et, depuis peu, aquarelle), pour la luxuriance de leurs teintes. Le paysage est un preĢtexte aĢ€ explorer la vaste gamme de couleur quā€™on trouve dans la nature. Si lā€™on devait filer la querelle entre dessin et couleur qui faisait rage au sein de lā€™AcadeĢmie royale de peinture et de sculpture au XVIIe sieĢ€cle, les œuvres de Marianne Plo se situeraient aĢ€ coup suĢ‚r du coĢ‚teĢ de la couleur, cā€™est-aĢ€-dire de la sensation, de lā€™eĢmotion, du plaisir. Elle dessine en outre de plus en plus sur ses pages, les remplissant deĢsormais entieĢ€rement, alors quā€™aĢ€ ses deĢbuts, le jeu avec la reĢserve du papier fondait son approche compositionnelle.

Son travail sur la couleur et le motif releĢ€ve de lā€™ornement. Dans le numeĢro de la revue en ligne Images revues consacreĢ aĢ€ lā€™ornement, Thomas Golsenne eĢcrit, aĢ€ la suite des recherches de Jean-Claude Bonne : Ā« Il nā€™y a pas des objets, des formes, des motifs qui sont ornementaux et dā€™autres qui ne le sont pas : il nā€™y a que des rapports dans lesquels ces objets, formes et motifs sont pris qui leur donnent une valeur ornementale ou non. Ā» En deĢpit de la conception moderniste neĢgative de tout ce qui a trait aĢ€ lā€™ornemental et du terme devenu peĢjoratif, honnis par certains, Marianne Plo est de cette geĢneĢration dā€™artistes qui lā€™embrasse pleinement et de manieĢ€re positive.

Lā€™hybridation, la culture populaire, le grotesque font partie de cette penseĢe non moralisatrice de lā€™ornement, qui se manifeste chez des artistes comme Paul McCarthy ou Arnaud Labelle-Rojoux. Chez eux, lā€™ornement manifeste un appeĢtit vital, une puissance, un chaos creĢatif, une force ā€“ parfois contradictoire ā€“ des formes et des couleurs en preĢsence.

Quā€™est-ce que cela dit de lā€™art de Marianne Plo ? Quā€™il est reĢsolument libre, quā€™elle est pleinement dans le plaisir de faire, sans se soucier des conventions et de la bienseĢance. Ses dessins, aussi fous dans leurs sujets que dans leurs formes, ont cette qualiteĢ preĢcieuse de mettre aĢ€ distance le seĢrieux, le pompeux, et, au contraire, dā€™instiller leĢgeĢ€reteĢ et deĢrision. Surtout, ils invitent aĢ€ la feĢ‚te, avec toutes les reĢjouissances et la cruauteĢ quā€™elle implique, ouĢ€ le plaisir nā€™a dā€™eĢgal que la vitaliteĢ et, parfois, la douleur.

Johana Carrier, mars 2014

Saul Steinberg dans Saul Steinberg et Aldo Buzzi, Ombres et re ets, traduit de lā€™italien par Hugues de Giorgis, Paris, Christian Bourgeois EĢditeur, 2002, p. 65.
Marianne Plo, dans un entretien avec lā€™auteur, Toulouse, le 21 feĢvrier 2014.
InactualiteĢ de lā€™ornement, Images re-vues nĀ° 10, http://imagesrevues.revues.org/1787, consulteĢ le 7 mars 2014.

Thomas Golsenne, Ā« Lā€™ornement aujourdā€™hui Ā», InactualiteĢ de lā€™ornement, Images re-vues nĀ° 10, http://imagesrevues.revues. org/2416#body n1, consulteĢ le 7 mars 2014.